COVID-19 : Interview d’Annie Thébaud-Mony, sociologue et chercheure en santé publique

Annie Thébaud-Mony anime l’association Henri Pézerat avec laquelle la fédération travaille depuis maintenant de nombreuses années. Nous avons voulu revenir avec elle sur la pandémie et les enjeux pour la santé.

- Que s’est-il passé ? Comment en est-on arrivé à la stratégie du confinement ?

- Annie Thébaud-Mony  : Cette pandémie, qui a frappé la planète entière, n’est pas vraiment une surprise. Depuis des années, de la part de tous ceux et celles, scientifiques et militant.e.s en lutte pour la vie, la santé et le respect des écosystèmes, des alertes sont lancées sur les conséquences catastrophiques du « développement » économique à la mode néo-libérale, baptisé « mondialisation ».

L’immense pillage des ressources naturelles des continents non occidentaux, la déforestation, les trafics plus ou moins illégaux d’animaux sauvages et autres pratiques prédatrices, l’extension d’un modèle agro-industriel destructeur de la biodiversité sur tous les continents sont reconnus, au moins depuis l’épidémie de SIDA des années 1980, comme vecteurs de nouvelles menaces infectieuses (grippes H1N1 et H5N1, SRAS, maladie de Lyme, etc…). Nous sommes donc prévenus depuis au moins 40 ans !

Mais chaque pandémie a sa propre histoire, inscrite de façon différente dans celle de chaque pays. Le contexte dans lequel elle survient peut permettre d’en limiter l’étendue et les effets ou, au contraire, lui donner un boulevard pour une contamination extensive. C’est ce dernier cas de figure qui a été le nôtre ici en France, à la différence de ce qui s’est passé en Suède, en Allemagne, en Islande, au Vietnam, en Corée du Sud…

Il faut évoquer toutes ces années pendant lesquelles les pouvoirs publics n’ont eu de cesse de transformer les soins et biens de santé en marchandises à vendre ou acheter. Les hôpitaux publics ont été sommés de devenir des entreprises soumises à une rigueur budgétaire drastique ne tenant aucun compte des besoins sanitaires, tandis qu’une concurrence déloyale entre secteur public et secteur privé mettait la Sécurité Sociale au service de l’expansion d’établissements privés à but lucratif, dégagés de toute obligation vis-à-vis de la prise en charge des problèmes de santé publique, dont les pandémies.

Depuis 40 ans également, sans que rien ne soit fait pour y remédier, les politiques publiques en matière de santé, santé publique et santé au travail ont contribué à creuser des inégalités sociales abyssales face à la maladie et face à la mort.

La mort des ouvriers, des chômeurs, des pauvres est accueillie par les dirigeants publics et patronaux en France dans la plus totale indifférence, voire même avec cynisme, comme on a pu le voir dans la catastrophe de l’amiante qui continue à provoquer 3000 morts par an, essentiellement chez les ouvriers et autres travailleurs exposés professionnellement. Aucun industriel n’a été pénalement condamné.

Si le coronavirus COVID 19 n’avait décimé que les pauvres, les ouvriers et les vieux, nul doute que la raison économique aurait prévalu.

Mais, en France et ailleurs, la contamination a atteint des personnages publics, des députés, des« grands de ce monde ». En France, la misère du système public de santé est alors apparue au grand jour.

Refusant la stratégie cohérente – mais coûteuse ! – susceptible d’organiser autrement la lutte contre la pandémie, le pouvoir a choisi le « double-standard » : le confinement pour les citoyen.ne.s (avec le recours au télétravail quand il était possible) ; le travail non protégé pour les travailleurs dont la qualité de citoyen passait alors au second plan. Avec un seul message : « Restez chez vous. Sauvez des vies ! » ; mais pour ceux qui n’ont pas eu d’autres choix que d’aller travailler à l’hôpital, à l’EHPAD, à l’usine, à l’école ou sur le chantier, le discours a été tout autre « Sortez ! Allez travailler ! N’exigez rien ! ».

Le département le plus touché en France a été la Seine-Saint-Denis avec, notamment, une surmortalité de + 63% sur la période du 1er mars au 6 avril 2020 par rapport à la même période en 2019, chez les personnes de moins de 65 ans. Et bien sûr, ce n’est pas un hasard : où en Ile de France vivent nombre de travailleurs – les moins de 65 ans – obligés de se rendre au travail, pendant le confinement ? En Seine-Saint-Denis !

- Aurait-il été possible d’éviter le confinement ?

- Annie Thébaud-Mony  : Le pouvoir aurait pu, sinon l’éviter complètement, au moins le limiter en mettant en place les stratégies éprouvées de longue date dans la lutte contre les maladies infectieuses, à savoir un dépistage assuré au plus près des soignants, des travailleurs, des personnes ayant un système immunitaire altéré, tels les très nombreux malades chroniques (https://www.asso-henri-pezerat.org/covid-19-le-depistage-doit-etre-generalise/ ).

Encore fallait-il décider d’une politique de production et d’utilisation des tests (et de masques), avec réquisition des laboratoires et entreprises susceptibles de les produire très rapidement. Ce n’est pas le choix qui a été fait, la raison économique ayant probablement une fois encore prévalu !

De nombreux articles de presse ont expliqué le fiasco lamentable de la pénurie des tests et des masques, seules armes véritables pour interrompre les chaînes de contamination. En leur absence, le confinement s’imposait, sauf à vouloir la contamination massive envisagée pour la construction d’une « immunité collective ».

Cette hypothèse théorique de l’immunité collective ne tient qu’en assumant une pandémie à deux vitesses : celle des riches, guérissable le plus souvent, celle des pauvres, mortelle ! Aides-soignantes et agents hospitaliers, nettoyeurs et éboueurs, intérimaires et sous-traitants intervenant en maintenance industrielle ou réparation automobile, caissier.ère.s et agents de logistique de la grande distribution ont dû travailler dans des conditions de sécurité réduites, tout en vivant dans ce département à l’habitat souvent surpeuplé, induisant une double contamination possible, professionnelle et familiale.

- Comment envisager maintenant la prévention ?

- Annie Thébaud-Mony  : L’épidémie semble se résorber progressivement mais de nombreuses inconnues demeurent sur son évolution. Il faut tout d’abord tirer les enseignements, là où le pouvoir cherche au contraire l’effacement de la mémoire et des traces. Depuis début mai, le pouvoir reprend pied dans son discours habituel de la « reprise de la croissance ».

Il me semble essentiel de s’appuyer sur plusieurs initiatives de mobilisation. Outre de nombreux recours au droit d’alerte (CSE, CHSCT) et droit de retrait pour danger grave et imminent, cette crise a fait émerger chez les travailleurs et les syndicalistes la conscience de leur double qualité de travailleur et de citoyen, concernés par les choix qui vont être faits dans l’organisation et les conditions de travail, mais aussi ceux déterminant les priorités productives.

Les soignants ont repris les mobilisations, avec les « mardi de la colère », refusant de se faire attribuer une médaille ou une prime, alors que l’enjeu doit être l’investissement massif dans des plans formation-embauches, la remise à plat des conditions de travail, et l’avènement nécessaire de la démocratie sanitaire opposant à une bureaucratie inhumaine et étroitement gestionnaire un front commun des professionnels et des usagers des services de santé.

Les besoins sanitaires et humains des patients, ainsi que les conditions de travail et de vie des soignants, doivent être mis au cœur de la réorganisation de l’hôpital public et de l’offre de soins.

Il nous faut lutter pour que la prévention mais aussi la réduction des inégalités sociales de santé et d’accès aux soins deviennent les priorités sociales et économiques en matière de politiques publiques.

Je voudrais évoquer également, même brièvement, des décisions de justice prises à l’encontre des employeurs ayant voulu la poursuite ou la reprise du travail sans les conditions minimales de protection contre le risque COVID 19. Des entreprises telles que Renault, Amazon, la Poste, ou Carrefour ont dû suspendre leur activité le temps de mettre sur pied une véritable concertation avec les représentants des salariés, ces derniers reprenant le pouvoir d’imposer les règles du code du travail dans l’organisation de l’activité (voir l’appel lancé : https://www.asso-henri-pezerat.org/covid-19-non-a-la-mise-en-danger-des-travailleurs-enseignants-enfants-au-nom-du-profit/ .)

Mais notre responsabilité va au delà de ces premières mobilisations. La pandémie planétaire que nous connaissons vient confirmer les menaces gravissimes qui planent sur l’avenir immédiat et à plus long terme de l’humanité toute entière.

C’est le « modèle » lui-même qu’il nous faut remettre en cause et cela passe avant tout par la nécessaire reconnaissance des droits fondamentaux à la vie, à la santé, à la dignité de toutes et tous comme priorité absolue du devenir de nos sociétés. Tout à la fois travailleur.se.s et citoyen.ne.s, refusons aujourd’hui plus qu’hier la mise en danger au nom du profit.

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