Point de vue CGT Finances : Nasser Mansouri Guilani

Deux questions à Nasser Mansouri Guilani, économiste et membre de la direction fédérale CGT Finances

CGT Finances : La BCE devrait prêter 1000 milliards aux banques à des taux négatifs, ne faudrait-il pas mieux les prêter aux États pour financer par exemple l’hôpital public ?

Nasser Mansouri Guilani : La réponse à la question se trouve dans la logique libérale des traités européens qui définissent, entre autres, les statuts de la Banque centrale européenne (BCE) : la BCE doit être "indépendante" des États.

Cette indépendance cache en fait une dépendance totale de la BCE des marchés financiers. La preuve en est que selon ses statuts, l’unique objectif de la BCE est d’assurer la « stabilité des prix », celle-ci étant un indicateur déterminant pour les marchés financiers. Des objectifs tel que l’emploi et la croissance économique ne figurent pas parmi ses objectifs. Pourtant, ils figurent, par exemple, dans les statuts de la Banque centrale américaine qui n’est pas la plus révolutionnaire des banques centrales.

Depuis la naissance de la BCE, le taux d’inflation est ramené en-dessous des 2%. Les dirigeants de la banque et les responsables politiques se félicitent de cette « victoire », sans poser la question du prix qui a été payé pour y parvenir.

Expliquer cette réalité fournit aussi des éléments de réponse à la question posée à l’énoncé, à savoir pourquoi la BCE préfère prêter aux banques plutôt qu’aux États.

Il se trouve que la « stabilité des prix » a été obtenue à travers une pression permanente sur le monde du travail, notamment sur les salaires et l’emploi. Elle a été aussi obtenue à travers la pression sur les dépenses publiques utiles et particulièrement sur les investissements dans les écoles, les hôpitaux, les infrastructures, etc., au nom du sacré saint « économies budgétaires ».

Cette politique a affaibli le potentiel productif de la plupart des pays européens et leur capacité à répondre aux besoins des citoyens, surtout les plus démunis d’entre eux. Elle a provoqué ce que les économistes appellent un « processus déflationniste ».

Pour résumer, on peut dire que les citoyens et particulièrement les travailleurs (salariés, privés d’emploi, retraités) ont fait les frais de cette « victoire ». Mais cette « victoire » a eu aussi des gagnants. Ce sont les détenteurs de capitaux et particulièrement les capitaux financiers.

En effet, alors que tous les spécialistes reconnaissaient la persistance d’une phase de « modération salariale », la valeur des actifs financiers ne cessaient d’augmenter. Autrement dit, cette phase de faible inflation (ou plus exactement cette « déflation salariale »), s’accompagnait d’une « inflation financière ».

Il importe de souligner que ce contraste n’est absolument pas gênant pour les libéraux, au contraire, même. Car pour eux, la « bonne santé de la Bourse » est l’indicateur le plus probant de la bonne santé de l’économie. Ce n’est pas un hasard si sur les chaînes d’info, y compris sur les chaînes publiques, on nous fait part régulièrement des variations de la Bourse, comme si c’était ça qui comptait le plus pour les citoyens.

Voilà donc en résumé la philosophie des interventions de la BCE : elles doivent donner des signaux rassurants aux marchés et capitaux financiers.

Et c’est là qu’intervient un deuxième élément de réponse à la question exposée dans l’énoncé, à savoir pourquoi la BCE préfère prêter aux banques et non aux États.

Selon les libéraux, toute intervention publique dans la sphère économique est superflue voire néfaste. Leur raisonnement est le suivant : la rencontre de l’offre et de la demande équilibre automatiquement le marché via la variation des prix ; si l’offre est excédentaire, le prix baisse et la demande augmente, et on atteint l’équilibre. Une intervention extérieure empêche ce jeu spontané et le marché reste déséquilibré (par exemple, pour les libéraux le chômage s’explique par l’existence du smic. En l’absence de ce dernier, les salaires vont baisser et les entreprises vont augmenter leur demande, si bien qu’il n’y aura plus de chômage structurel !).

Quel est alors le rôle de la banque centrale dans ce jeu spontané ? Face à une crise économique comme celle en cours, elle peut « injecter de la monnaie » dans l’économie ; l’offre de la monnaie va augmenter et le « prix de l’argent », c’est-à-dire le taux d’intérêt va baisser ; les entreprises et les ménages seront incités à demander des prêts, les banques vont augmenter leurs crédits et la machine économique va redémarrer.

Rappelons que pour assurer la pérennité du système, les banques sont tenues de constituer des réserves auprès de la banque centrale. C’est pourquoi on qualifie celles-ci de « réserves obligatoires ». En fonction de ces réserves, les banques pourront accorder des crédits à leurs clients.

Concrètement, comment la BCE injecte-t-elle de la monnaie ? En rachetant des actifs financiers et notamment des obligations émises par les États et détenues, entre autres, par les banques. Quand la BCE achète des obligations d’États détenues par les banques, les réserves de ces dernières auprès de la BCE vont augmenter, ce qui accroît leur capacité à accorder des crédits, parfois à des taux d’intérêt plus bas.

CGT Finances : Quels sont les défauts de ce mécanisme ?

Nasser Mansouri Guilani : Face à ceux qui critiquent la politique de la BCE, les libéraux pourraient dire : quel est le problème dès lors que l’objectif est que la machine économique redémarre ?

La question paraît banale voire raisonnable. La différence est pourtant énorme.

Plutôt que soutenir l’emploi et l’activité économique pour produire et répondre aux besoins, le mécanisme de rachat d’actifs financiers renforce le pouvoir des marchés financiers, car il laisse aux banques le choix de faire ce qu’elles veulent. Or, l’une des caractéristiques de l’évolution des banques au cours des années récentes est que leur politique et leurs activités s’inscrivent de plus en plus dans la logique des marchés financiers et les renforcent. En effet, la politique de crédit des banques est déterminée en fonction de la rentabilité des projets d’investissement. Il en résulte une éviction des projets qui ne sont pas jugés suffisamment rentables selon les normes des marchés financiers, même si ces projets sont indispensables du point de vue économique, social et environnemental. C’est cette même logique qui rend difficile l’accès de la plupart des petites et moyennes entreprises à des crédits bancaires.

Il y a un lien étroit entre ces politiques et les intérêts des actionnaires des banques. Autrement dit, la politique de la BCE favorise de fait les actionnaires des banques, comme cela a été le cas après la crise financière de 2008. Des centaines de milliards d’euros qui ont été injectés par la BCE suite à cette crise ont été utilisées par les banques pour acheter des actifs financiers, au lieu de favoriser l’emploi et l’investissement productif.

On voit bien ici l’intérêt et la nécessité que la BCE puisse prêter directement aux États. Actuellement, l’État émet des obligations et les vend sur les marchés financiers et les banques les achètent et les revendent ensuite à la BCE pour que celle-ci facilite les choses pour les banques et leurs actionnaires. Si au lieu de cela, la BCE prête directement aux États, l’argent ainsi injecté dans l’économie pourrait financer des projets qui sont indispensables du point de vue économique, social et environnemental, sans que ce financement passe par les marchés financiers et soit subordonné à leur logique et leur diktat.

La crise sanitaire en cours met bien en évidence cet enjeu.

Tout le monde se souvient des propos scandaleux du directeur général de Sanofi annonçant que les américains seraient les premiers servis si un vaccin contre le coronavirus était découvert, car ils ont participé au financement de la recherche de l’entreprise française. Quelques jours plus tôt, on avait appris qu’en France la recherche sur le coronavirus avait été abandonnée à cause de l’insuffisance de moyens et d’économies budgétaires.

Précisons que pendant que l’État faisait des économies sur ce genre de dépenses utiles, il s’endettait auprès des marchés financiers pour réduire l’impôt sur les hauts revenus ou accorder des aides aux entreprises au nom de l’emploi et de l’investissement sans aucun résultat probant.

Si, suite à la crise de 2008, au lieu de verser des centaines de milliards d’euros aux banques privées en leur rachetant des obligations d’États qu’elles détenaient, la BCE avait prêté directement aux États pour qu’ils financent, par exemple, les projets de recherche ou qu’ils développent les hôpitaux publics, il est certain qu’on serait moins démunis face au Covid19 et on aurait sauvé des vies.

Pour résumer : si la BCE prête aux banques et non aux États, c’est à cause du dogmatisme idéologique libéral des traités européens et de ses statuts. Ce dogmatisme favorise les détenteurs de capitaux, parmi lesquels les actionnaires des banques. En revanche, les travailleurs sont pénalisés.

Il est pourtant légitime et indispensable que la Banque centrale participe au financement des projets favorables à l’emploi, au développement des services publics, au renforcement de la recherche fondamentale, à la préservation de l’environnement, à la transition énergétique et au renforcement du potentiel productif du pays, en prêtant directement aux États sans passer par les marchés financiers. Ces enjeux correspondent bien aux attentes des citoyens. C’est pourquoi il est indispensable de modifier les traités européens afin que l’argent des citoyens serve aux citoyens et non aux financiers et actionnaires.

1er juillet 2020

Point de vue CGT Finances : Nasser Mansouri Guilani
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